LE MAL

 

 

 

L’histoire du tout est très loin de ressembler à un roman rose. Si un acte d’amour a tiré le tout du néant et créé l’univers, le monde où nous vivons devrait constituer, comme dans les livres d’images de notre enfance, un paradis terrestre. Nous savons tous que c’est le contraire qui est vrai : le monde n’a jamais été et ne sera jamais un rêve de paix et de bonheur. Chacun de nous est né au tout par l’amour sans doute mais aussi dans la souffrance et dans le sang et le quittera dans la souffrance, l’agonie et la mort. C’est que dans le passage du possible au réel s’est glissé quelque chose en même temps que l’amour : c’est le mal. Le mal est le levain du monde et il est lié au temps par des liens mystérieux.

Tout est mystère dans le mal comme tout est mystère dans le temps. Il n’y a pas de mal dans le néant ni dans l’éternité puisqu’il n’y a rien du tout. Même s’il y a déjà de la souffrance pour un lémurien ou pour un cœlacanthe, on est tenté de soutenir qu’il n’y a pas de mal dans la Création avant l’arrivée de l’homme. Par un paradoxe éloquent, c’est la liberté de l’homme qui révèle le mal et le fait triompher. À mesure que le temps passe, et avant peut-être une rédemption finale, le mal prospère parmi nous. On le cherche en vain dans la nature. Il se déploie dans l’histoire. Si grande, si forte, si belle, l’histoire est le royaume du mal.

Et pourtant, dissimulé dans l’univers, triomphant dans l’histoire, longtemps caché par la nature, révélé par la conscience, le mal, qui se développera avec tant d’exubérance sous le règne des hommes, n’est-il pas présent, sous une forme ou sous une autre, dès l’instant où le tout se dégage du néant ? On peut bien faire porter à l’homme et à sa liberté la responsabilité de la faute et du mal, est-ce la faute de l’homme s’il est libre et incliné au mal ? La faute, qui apparaît avec la conscience et la liberté, ne fait que témoigner de la place du mal dans la constitution du tout.

Deux choses sont à l’origine des religions qui jouent un si grand rôle dans notre histoire du tout : la Création et le mal.

Les hommes, de tout temps, se sont posé deux questions : Pourquoi y a-t-il quelque chose au lieu de rien ? Et pourquoi y a-t-il du mal, de la souffrance et des larmes ? Les deux questions sont liées l’une à l’autre. Et elles sont liées au temps : dès que le tout se dégage du néant, dès que l’éternité se dégrade en temps, le mal se met à rôder. Puisque la fin de tout et la mort sont entrées dans le jeu.

Au Dieu ou aux dieux responsables de la Création – et des milliers de légendes et de mythes expliquent, vaille que vaille, dans toutes les cultures de la planète, le surgissement du tout – vient s’adjoindre et s’opposer l’esprit de la négation et du mal. Qu’il y ait le Diable auprès de Dieu, ou Satan auprès de Jésus, ou Ahriman auprès d’Ormuzd n’est pas le fruit du hasard ou de l’imagination : le mal est inséparable du tout et de son commencement. Peut-être a-t-il autant de part que l’être à la création de l’univers ? Il n’y aurait, bien sûr, pas de mal s’il n’avait pas de monde ; mais y aurait-il un monde s’il n’y avait pas de mal ? Des questions insolubles se posent à nous aussitôt. Car ou bien il y a dans l’être confondu avec le néant autre chose que de l’être, ou bien le mal appartient à l’être. Ou bien l’être n’est plus solitaire, tout-puissant, infini, ou bien, par un aspect au moins, il est mauvais et cruel. Le mystère du mal se confond, d’un côté, avec le mystère de la souffrance, de la mort, de cette fin de toutes choses qui est la marque de notre tout et, de l’autre, avec le mystère des origines. Dans le commencement du tout, le mal joue un rôle aussi grand que l’amour. Au point qu’on peut se demander si, d’une façon ou d’une autre, l’amour et le mal n’ont pas partie liée.

Même s’il peut apparaître légitimement comme un scandale aux yeux des féministes, le mythe de la femme, du serpent et de la pomme dans un des livres sacrés des hommes illustre cette liaison de façon éclatante. Dans un autre livre sacré qui fait suite à celui-là, Dieu, descendu sur la Terre sous la forme de son fils qui prend la figure d’un homme, doit passer par le mal pour répandre l’amour. Il est livré à ses bourreaux par un traître du nom de Judas qui assure dans le mal la mission d’amour du fils de Dieu. Deux créatures permettent au Dieu fait homme sous le nom de Jésus de fonder parmi les hommes sa religion d’amour : Marie, sa mère, dans le bien, en lui donnant la vie ; et Judas, le traître, dans le mal, en lui donnant la mort. Dieu, cloué à la croix, meurt dans la souffrance pour le salut du monde. Il faut passer par le mal pour que l’amour triomphe. La seule justification que les hommes aient pu trouver au mal et à son absurde cruauté est dans le sacrifice et dans l’expiation, qui sont comme les messagers et les anges noirs du bien

Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffrance Comme un divin remède à nos impuretés Et comme la meilleure et la plus pure essence Qui prépare les forts aux saintes voluptés !

Les liens de l’amour et de la mort ont été soulignés à l’envi depuis les Grecs jusqu’au Dr Freud : Éros et Thanatos, l’un si jeune et si beau, l’autre repoussant et vieux, sont des frères jumeaux et ennemis. Les hommes s’aiment parce qu’ils sont mortels, et ils font l’amour pour ne pas disparaître tout entiers et pour survivre dans leurs enfants. La mort qui, pour les hommes, constitue le mal suprême est inséparable de l’amour. Inséparable aussi du temps. Le mal est dans le temps parce qu’à la différence de l’éternité le temps, qui jaillit d’un début, se précipite vers une fin : il se rue vers la mort à travers l’usure, la vieillesse et le délabrement. Le mal est là. Il est charrié par le temps au même titre que l’amour.

Presque rien sur presque tout
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